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21 mai 2024 2 21 /05 /mai /2024 12:52
Pour comprendre les évènements de Calédonie.

Depuis 35 ans –date de mon premier séjour parlementaire en Nouvelle Calédonie- je me préoccupe de l’évolution de ce territoire situé dans le Pacifique sud à 17 000 kms de Paris dont je suis devenu amoureux de ses habitants et de ses paysages et dans lequel j’ai laissé une partie de ma chair. En effet le 5 mai 1998 j’assiste à la signature de l’Accord de Nouméa  depuis mon lit de l’hôpital Gaston Bourret  de Nouméa où je viens d’être opéré d’une quadruple fracture de l’humérus droit, à la suite d’une chute la veille dans l’île de Lifou visitée dans le cadre d’une mission parlementaire. A l’issue de cette cérémonie, Michel Rocard et Lionel Jospin viendront me souhaiter un prompt rétablissement. Quelques mois plus tard je retourne en Calédonie pour préparer le texte de loi sur le statut du territoire dont j’ai été nommé rapporteur à l’Assemblée nationale. Depuis je n’ai cessé de consacrer une bonne partie de mon activité parlementaire à la Calédonie : interventions, entrevues, déplacements, rapports (le dernier en mai 2017 quelques semaines avant de quitter volontairement l’Assemblée nationale.) C’est dire la tristesse profonde et l’effarement que j’éprouve devant les émeutes qui se déroulent en Nouvelle Calédonie. Comment en est-on arrivé là ?

Un processus unique de décolonisation pacifique

Si la  colonisation française s’est généralement terminée dramatiquement (songeons à  l’Indochine et à l’ Algérie.),  en Calédonie où la colonisation a été la plus éprouvante de toutes pour le peuple Kanak, c’est un processus de décolonisation pacifique et apaisée qui s’est mis en mouvement  grâce aux  accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998). Avec ce dernier Accord, Kanak (peuple colonisé) et  colonisateurs (européens) ont reconnu qu’après les ombres et lumières du passé, chacun  avait la même légitimité à vivre en Calédonie pour construire ensemble un destin commun.( comme l’explique  le remarquable préambule de l’Accord qu’il convient de lire pour comprendre la Calédonie )

Ce destin commun, précisé par la loi statutaire de mars 1999,  est conduit par un gouvernement où la collégialité est la règle, puisqu’y siègent indépendantistes et loyalistes (appellation locale des anti-indépendantistes descendants des premiers colons). Depuis 1999, dix sept gouvernements se sont succédés dont seize présidés par des loyalistes. Depuis juillet 2021 le gouvernement est présidé par un Kanak indépendantiste.et  comprend six membres indépendantistes et cinq membres loyalistes. (  L’appellation membre du gouvernement a été préférée à celle de ministre). Il est responsable devant un Congrès aux compétences législatives (une première dans notre histoire politique) dans tous les secteurs dont la responsabilité est du ressort exclusif des calédoniens.( fiscalité, sécurité sociale, éducation, législation du travail, politique économique et environnementale, tourisme, culture, politique minière etc ;) au point que  certains indépendantistes n’hésitent pas à souligner que leur pays est souverain (mais non indépendant) L’ Etat français, représenté par un Haut-Commissaire ne conserve  que les compétences régaliennes (Armée, Sécurité, Justice, Affaires extérieures).Depuis Nouméa, la Calédonie est devenu un pays souverain dont les compétences sont supérieures aux  pays voisins indépendants.  On a parfois le sentiment que certains ont tendance à l’oublier, ce qui leur permet d’ accuser la France quand les difficultés surgissent.

.L’importance du corps électoral.

Compte tenu de cette souveraineté partagée, processus unique dans notre histoire coloniale, les Kanak, ont admis que l’indépendance qu’ils souhaitent (c'est-à-dire la souveraineté pleine et entière) s’obtiendrait par le suffrage populaire et non par la violence. Mais pour que leurs suffrages ne soient pas noyés  par le vote d’arrivants de fraîche date, comme cela s’est déjà  passé dans les années 70.,ils ont demandé et  obtenu dix ans de résidence pour voter aux élections territoriales celles qui permettent de choisir en même temps  les élus des trois provinces (régions) et du Congrès législatif.  Ce corps électoral spécial propre à la Calédonie, a été accepté par les loyalistes dès  1988, puis constitutionnalisé en 1998, puisqu’il déroge à l’universalité du suffrage. A l’occasion de la loi statutaire de 1999, dont j’étais le rapporteur à l’Assemblée,  une condition  supplémentaire a été votée par le législateur (Assemblée et Sénat) : ce corps électoral spécial est gelé à1998.  Tous ceux qui étaient là avant voteront quand ils auront dix ans de résidence (ainsi que leurs enfants quand ils atteindront 18 ans). Ceux qui arrivent après restent exclus. Cette interprétation  est apparue  conforme à l’esprit de l’Accord .Telle ne fut  pas l’opinion du Conseil constitutionnel qui, s’appuyant sur la lettre de l’Accord, annula cette condition. Les Kanak ont considéré  que cette décision remettait en cause l’ensemble de l’Accord et menacé de le rompre. Pour éviter une rupture de l’Accord, le gouvernement de Lionel Jospin déposa aussitôt un projet de loi constitutionnel  rétablissant le « gel »..Ce  nouveau texte fut  voté, par  les deux chambres, à la quasi unanimité en 2000.Il n’entrera pas en vigueur  car il ne pourra être voté au Congrès de Versailles,  la réunion, prévue pour le 20 janvier 2000, ayant été  annulée la veille par  le Président Chirac qui n’était plus assuré d’une majorité constitutionnelle  sur un  autre texte  concernant le statut des magistrats. Toutefois, le Gouvernement assure que ce n’est que partie remise.

Pendant les années suivantes le rétablissement du gel est régulièrement évoqué lors de la réunion annuelle chez le Premier ministre du comité des signataires chargé du suivi de l’Accord. A de nombreuses reprises dans l’hémicycle je rappelle cet engagement de l’Etat  .En réponse  les gouvernements successifs s’engagent à   régler cette question. C’est finalement en 2007, que Jacques Chirac présente un texte reprenant la formulation votée en 2000 qui  rétablit le gel. Il est bien indiqué que cette disposition est provisoire, valable  pour la durée provisoire  de l’Accord de Nouméa. Ce dernier  étant terminé depuis 2021, date de la 3ème consultation, il est nécessaire de réexaminer  la question du corps électoral, car les prochaines élections locales doivent se tenir en mai 2024. Maintenir cette restriction du corps électoral conduirait à ne pas pouvoir voter car le Conseil d’Etat annulerait les élections.  Juridiquement et politiquement le corps électoral doit être modifié .L’Accord de Nouméa précise qu’à son issue il revenait aux trois parties (Etat, indépendantistes, loyalistes) de se réunir et d’envisager ensemble  l’avenir institutionnel de la Calédonie.

Une décision unilatérale de l’Etat

Cette rencontre tripartite ne s’est pas tenue. Pourquoi ? A la  fin de l’Accord, étaient prévues trois consultations référendaires locales afin que les calédoniens se prononcent sur l’indépendance (Pour ces consultations existait un troisième corps électoral spécifique accepté par les partenaires locaux et uniquement réservé à ces consultations) Les deux premières consultations ,en 2018 et en 2020, organisées de façon consensuelle ont rejeté l’indépendance. A l’occasion des campagnes électorales de ces consultations les positions des uns et des autres se sont  radicalisées  au point qu’en 2019 lors des élections provinciales les loyalistes modérés regroupés dans le parti  Calédonie ensemble qui étaient majoritaires ont été balayés au profit des loyalistes radicaux. Le climat pacifié et constructif qui avait régné pendant les années précédentes a commencé à se fissurer. A l’occasion de la troisième consultation en 2021, la rupture est intervenue entre les indépendantistes et l’Etat. En effet la date de cette consultation a été fixée par accord entre l’Etat et les loyalistes malgré l’opposition   des indépendantistes. En conséquence ces derniers ont décidé de ne pas participer au scrutin dont la légitimité politique (et non juridique) est devenue  faible. Les indépendantistes ont alors décidé de ne plus parler avec un Etat qui « passait en force »En outre, six mois plus tard, le Président de la République nomme la présidente loyaliste (et radicale) de la province Sud , secrétaire d’Etat au sein du Gouvernement de la République, ce qui constitue une provocation pour les indépendantistes. A partir de ce moment les discussions entre les partenaires ont été chaotiques, partielles  et jamais tripartites.

Simultanément des modifications sont intervenues à Paris et à Nouméa. En métropole, à la suite du départ d’Edouard Philippe, le dossier calédonien n’est plus suivi par Matignon mais par le ministre de l’Intérieur. Or depuis 1988  les affaires calédoniennes étaient en quelque sorte « le domaine réservé » du Premier ministre, avec une vision globale et interministérielle du dossier. Les successeurs d’E.Philippe s’en sont désintéressés et c’est une faute car les indépendantistes et certains loyalistes tenaient à cette spécificité calédonienne.

En Nouvelle Calédonie les divisions qui s’étaient exprimées aux élections locales de 2019 se sont accentués et cela dans chaque camp. Lors de ces élections, un nouveau parti communautaire fait élire 3 élus au Congrès : ce sont des Wallisiens. Ces trois élus vont fabriquer la majorité du Congrès (26 indépendantistes et 25 loyalistes) d’abord en rejoignant les loyalistes, puis en 2021,les indépendantistes.  Ces derniers sont tellement divisés qu’ils ne parviendront à élire le président du gouvernement qu’après cinq mois de discussions pendant lesquelles c’est le président précédent qui expédie les affaires courantes sans pouvoir prendre de décisions importantes.De ce fait, le budget de la Calédonie ne pourra être voté et sera établi par l’Etat (via la chambre des comptes) ce qui est un  comble pour un pays souverain.  Toutes ces palinodies ne facilitent pas l’élaboration d’un nouveau texte d’avenir et ne permettent pas de prendre les décisions que la situation économique nécessite du fait de sa dégradation alarmante, en particulier dans le domaine du nickel.

 

Un passage en force

Le temps s’écoulant et  la date des élections locales de mai 2024  se rapprochant ,,le ministre Darmanin, faute de pouvoir discuter avec l’ensemble des indépendantistes qui n’ont plus confiance dans l’impartialité de l’Etat, considère qu’il peut passer outre à leur accord d’autant plus qu’il  les soupçonne de vouloir gagner du temps . Une illustration parfaite de la manière différente dont le monde océanien perçoit le temps par rapport au monde occidental. En plus le jeune ministre est pressé de conclure pour assurer la suite de sa carrière politique.

Il fait  d’abord voter le report de ces élections (report autorisé par le Conseil d’Etat jusqu’au plus tard fin 2025) , décision approuvée par le Congrès calédonien et votée sans difficultés par le Parlement. Cependant il limite le report à la fin 2024 alors que le Conseil d’Etat fixe la limite à novembre 2025. Puis il présente un  texte qui modifie la composition du corps électoral pour les élections locales. Cette disposition doit être inscrite dans la constitution car elle maintient une durée de dix ans pour voter  mais renonce au « gel » ce qui rend le corps électoral » glissant. »Ce texte , approuvé par les loyalistes (qui trouvent quand même que dix ans c’est beaucoup) met en colère les indépendantistes dont certains y voient avec une dose de mauvaise foi, une occasion de recoloniser la Calédonie ! La période de discussion parlementaire, d’abord au Sénat en mars puis à l’Assemblée en mai  est mise à profit pour organiser manifestations et défilés de rue. Le 13 avril à Nouméa chaque camp fait défiler ses partisans :30 000 pour las indépendantistes et 25 000 pour les loyalistes .Du jamais vu. Toutes ces manifestations restent pacifiques, mais on constate une montée des violences verbales qui inquiètent tous les experts (au demeurant peu nombreux car les responsables politiques français et plus largement les médias, ne connaissent pas du tout le dossier calédonien). De multiples alertes sont adressées au Gouvernement qui manifestement ne les prend pas en considération. Pire, il commet une ultime provocation en nommant rapporteur du texte à l’Assemblée un nouvel (et jeune) élu calédonien loyaliste radical. Le rapport de ce dernier ,comme je l’ai écrit dans une note précédente, est un brûlot anti-indépendantiste qui renforce la colère des indépendantistes.

Le Parti Union calédonienne(UC) avait en décembre 2023, suscité la création d’une coordination extérieure pour faciliter les manifestations d’opposition. Cette CCAT (cellule de coordination des actions de terrain) regroupe les indépendantistes les plus radicaux qui ne font pas partie du FLNKS et tous ceux qui souhaitaient se joindre aux manifestations et aux barrages. Progressivement les initiatives de cette CCAT échappent au contrôle de ses initiateurs. Finalement au moment  du  vote final de l’Assemblée l’action devient violente : destructions,   pillages et  barrages dans les quartiers Nord de Nouméa , où se concentrent de nombreux  jeunes kanak en situation de précarité souvent consommateurs de drogues et d’alcool. A l’été 2023 en métropole on a connu le même type d’émeutes. Mais en Calédonie la toile de fond et les conséquences sont politiques.

Ces émeutes font maintenant la une de tous les médias .Les commentaires et explications sont à la hauteur de l’ignorance générale de la situation calédonienne par les métropolitains. Dans ce cas il est facile  pour commenter un sujet que l’on ignore, de s’en tenir aux idées reçues et d’évoquer les méfaits de  la colonisation. Je l’ai dit la colonisation en Calédonie fut la plus dure de toutes. Il ne manque pas d’ouvrages, que j’ai lus, sur ce sujet. Un exemple : le premier bachelier kanak date de 1962. C’est dire l’ampleur des efforts à réaliser pour redresser les inégalités. Depuis 1988 les progrès sont considérables, comme j’ai pu le constater à chacun de mes déplacements, en parcourant les deux bilans économiques de l’Accord de Nouméa, en consultant le travaux de l’ISEE de Calédonie .Par contre les mentalités sont plus lentes à décoloniser et cela ne s’effectue pas par décret. Il faut du temps

En 1988 Michel Rocard a su concevoir la paix  entre  des personnes qui se traitaient la veille de terroristes, avec le concours d’une équipe de collaborateurs compétents. En 1998 Lionel Jospin s’inspira de la même méthode pour concevoir, avec l’aide d’experts innovants, cet extraordinaire Accord de Nouméa. Trente six ans plus tard pour surmonter les épreuves actuelles il faudra retrouver l’esprit ,la méthode et les compétences  de  Michel Rocard et Lionel Jospin ce qui implique de renoncer aux attitudes unilatérales et partisanes .Sinon la France perdra la Calédonie comme elle a perdu l’Algérie.

 

 

 

                          René Dosière, Membre honoraire du Parlement, Président de l’Observatoire de l’éthique publique..

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Published by René Dosière